Chaque
jour depuis six mois, environ 200 enfants, femmes et hommes palestiniens (en
moyenne) sont tués par l'armée israélienne à Gaza.
Chaque jour depuis six mois, des maisons, des écoles, des hôpitaux, des ambulances, des universités, des usines, des boulangeries, des magasins, des marchés et des terres agricoles sont bombardés, brûlés ou pillés.
La mort plane sur Gaza comme un nuage sombre, comme un monstre légendaire. Nous la regardons, nous vivons avec elle, nous recevons sur nos écrans les images et les cris de ses victimes. Les atrocités, l'agonie et les larmes deviennent des notifications sur nos réseaux sociaux et des nouvelles que nous regardons en buvant un café, en travaillant, en faisant nos courses ou en attendant le beau temps.
C'est comme si nous nous étions habitués à assister en direct à un génocide à quelques heures de chez nous. Comme si ce que nous voyons était annoncé, un déjà-vu. Et même si nous en sommes conscients et accablés, tout ce que nous pouvons parfois faire c’est de retarder le démarrage de nos ordinateurs ou d'éteindre nos téléphones portables, pour interrompre la diffusion des massacres en cours.
Ainsi, depuis six mois, nous vivons avec l’horreur au fond des yeux d'une petite fille aux lèvres cyanosées qui regarde dans le vide, grièvement blessée puis amputée sans anesthésie par son père, chirurgien menacé lui-même de mort. Nous suivons cette mère, qui porte le corps de son fils, tué par un raid israélien et qu’elle n’a pas voulu abandonner. Elle marche de sa ville natale au nord du secteur vers le sud, déportée avec des centaines de milliers de personnes comme elle, qui ont tenté de sauver ce qui leur reste de leur vie.
Certains d’entre nous essayent d'écrire sur le sujet, d’atténuer la rage en tapant sur des claviers et pestant contre l'impuissance qui nous accompagne. Comme si nous étions investis d’un devoir, celui d'écrire sur Gaza et la nouvelle Nakba de son peuple. Ecrire pour dire que malgré tout, nous n'avons pas baissé les bras. Que nous ne laisserons jamais les Gazaouis seuls face aux chars, aux avions, aux lâches et aux complices, aux racistes et aux médiocres.
Mais les mots ont-ils vraiment un pouvoir contre un génocide? Et d’ailleurs, à qui nous adressons-nous? À un public qui pourrait être ému par les doigts tremblants d'enfants froids, et paniqués, ou par de nouveaux corps enterrés dans la fosse commune devant laquelle des soldates prennent un selfie? A des dirigeants qui, après plus de 35 000 morts, appellent encore à "protéger les civils" tout en continuant à vendre des armes et des munitions aux génocidaires? Ou bien écrivons-nous pour soutenir des gens comme nous, dévastés et endeuillés? Peut-être écrivons nous aussi pour qu’un jour les déplacés affamés qui nous liront sachent que nous n’avons pas fermé les yeux alors qu'ils erraient sous les bombes et dans l'indifférence du "monde"?
Toutefois, que pourrions-nous dire de plus que ce qui a été dit pendant six mois, six ans, six décennies? Sur l’occupation et les assassins, les sièges, les expulsions, les confiscations et les spoliations de terres, les colons et le fascisme? Sur la signification des droits humains et sur la disparition d'une soi-disant "communauté internationale"? Sur les exécutions de personnes qui ne demandaient rien d'autre que de vivre une vie normale sur leur terre? Que dire de plus sur la résistance des médecins, des infirmières, des enseignants, des photographes et des journalistes, des hommes et des femmes qui partent à la recherche de nourriture pour leurs enfants et qui, parfois, ne reviennent jamais? Du ravissant sourire de la petite fille qui dit «qu'elle était plus belle avant la guerre», ou de la question «Pourquoi nous tire-t-on dessus?» d’une autre petite fille qui a à peine appris à parler.
Que
se passerait-il si nous arrêtions d'écrire, si nous éteignions les écrans et si
les prochains obus tombaient sur ces deux fillettes? Ou sur les enfants des
écoles de Rafah, où vivent aujourd’hui des dizaines de milliers de déplacés, devant
partager à 200 «un seul cabinet de toilettes»?
Sans doute rien qui changerait le cours tragique des choses. Mais qu’adviendrait-il alors de nos consciences?
Nous continuerons à écrire, malgré tout, pour laver nos yeux des restes des cadavres qui nous hantent, pour réprimer notre rage. Nous écrirons pour porter les histoires des personnes que nous voyons de loin ou de près, des êtres vivants dont les larmes, le sang et le chagrin inondent leur âme. Nous écrirons pour que l'impunité dont jouissent des criminels avérés ne se poursuive pas sans témoins ni preuves. Nous écrirons enfin pour marquer le mépris et le dégoût que nous inspirent les très nombreux silencieux autour de nous.
Le
monde ne sera plus jamais le même depuis que la guerre génocidaire a ravagé Gaza.
Gaza ne sera plus la même. Nos écrits et nous, non plus.
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire