Le film Zone d'intérêt du réalisateur britannique Jonathan Glazer, lauréat de l'Oscar de cette année, a suscité une vive controverse parmi les écrivains et les professionnels de la culture et du cinéma en Grande-Bretagne et aux États-Unis. Non en raison de son contenu, de sa cinématographie ou de la construction de ses personnages, mais à cause des propos tenus par son réalisateur dans son discours à la cérémonie des Oscars.
Glazer a déclaré que la compréhension de son
film ne se réduit pas seulement au traitement du passé ou des atrocités
historiques, mais s’inscrit aussi dans le contexte de ce qui se passe à Gaza
aujourd'hui. Il a exprimé son rejet de l’instrumentalisation de l' « Holocauste
» pour justifier les guerres en cours, la déshumanisation et la perpétration de
crimes.
En réponse à son discours, plus d'un millier de
personnalités du cinéma s'identifiant comme juives ont rejeté l’analogie qu'il
aurait – selon elles - faite entre l'Holocauste et la guerre en Palestine
depuis le 7 octobre 2023.
Par ailleurs, des intellectuels et des
organisations juives progressistes ont défendu Glazer, estimant que le refus de
confronter le passé au présent et la confiscation de la mémoire de l'«
Holocauste » ne sont rien d'autre que des tentatives de dissimulation des
crimes et de la « guerre génocidaire » menée par Israël contre les
Palestiniens.
Naomi Klein, journaliste et universitaire féministe canadienne, a écrit un article percutant dans The Guardian dans lequel elle évoque l'habituation des gens à vivre près du génocide dont ils savent qu’il est en train de se produire. Comme le montre le film, seul un mur les sépare de son horreur. Elle interpelle sur le fait qu’aujourd'hui, nous soyons à quelques murs de Gaza, où des actes de génocide se produisent depuis près de six mois, sans que personne n'intervienne pour les faire cesser.
Entre la banalité du mal et l’amour des roses
L'histoire de Zone d'intérêt décrit
les détails quotidiens de la vie de la famille d'un officier nazi allemand qui
dirigeait le camp d'Auschwitz, où, sur ses ordres, les nazis ont brûlé des
milliers de prisonniers juifs, après les avoir réduits à l’esclavage, torturés
et pillé leurs biens.
Elle renvoie d’emblée à l’idée de « la banalité
du mal », ou sa normalité telle qu’évoquée par Hanna Arendt dans son livre sur
Eichmann.
La famille vit dans une maison située à
quelques mètres des usines de la mort, d'où s'élève parfois une fumée indiquant
que l’incinération des cadavres est en cours. Ils dorment, se réveillent, font
des fêtes aux buffets garnis, s’offrent des vêtements et cadeaux (ainsi que des
biens volés), tandis que leurs enfants jouent dans une piscine au milieu des
bruits, des cris, des coups et des tirs d'exécution provenant du camp voisin.
Le père - l'officier - semble doux et
affectueux avec sa femme et ses enfants, en particulier ses filles, auxquelles
il lit des histoires pour les border après une longue journée de travail
routinier. Des journées à recevoir des instructions, à les exécuter avec
diligence, à discuter avec ses supérieurs et ses subordonnés de l'« efficacité
» des performances et de l'importance d'augmenter les chiffres (c'est-à-dire le
nombre de personnes tuées), et de la meilleure stratégie d’organisation de la «
solution finale » par l’usage des fours et leur refroidissement afin de les
vider des cendres et les remplir de nouveau de cadavres dans un temps optimal.
Nous le voyons ensuite furieux, donner des
ordres pour sanctionner les soldats allemands et les membres de la SS qui
cueillent sans ménagement des fleurs dans les jardins, alors qu’ils sont sensés
les entretenir pour embellir le camp [de la mort] et ses alentours.
Dans le même temps, nous apercevons l’épouse
cultiver avec sérénité son jardin au pied du mur qui sépare leur maison
d'Auschwitz, s’émerveiller de ses belles couleurs et initier son bébé à toucher
et à sentir le parfum des fleurs.
Ainsi va la vie d'une famille allemande
installée dans la Pologne occupée, vivant à côté du lieu de « travail » du
père.
Son œuvre n'est rien d'autre que le « mal
absolu », à savoir l'extermination de « l'autre », transformé en numéro ou en
objet ou en matière dépourvue de tout attribut ou relation humaine. Les choses
atteignent le paroxysme de la « banalité du mal » au moment où l'officier-père
est sur le point de vomir, pour des raisons que le réalisateur nous laisse
deviner, puis la caméra bascule soudainement dans l’instant présent.
On voit ce qu'est devenu Auschwitz aujourd'hui,
l’on aperçoit des employées balayer des salles qui ont été témoins de massacres
quotidiens il y a des décennies, et d'autres lustrer ce qui reste des fours
crématoires, ou essuyer la vitre transparente qui sépare les visiteurs des
milliers de chaussures appartenant à ceux qui sont morts dans l'une des
tragédies les plus atroces de l'histoire contemporaine.
Les murs de Palmyre et le champ de bataille de Gaza
Mais la « banalité du mal », ou la complicité
avec le mal pour ensuite en faire un sanctuaire ou un musée qui risque d’être
coupé du monde contemporain et des crimes en cours, est ce contre quoi le
brillant réalisateur Glazer s’élève.
Il a surtout insisté sur l’effet miroir entre
l'horreur décrite dans son film et la guerre de Gaza d'aujourd'hui. Une guerre
avec laquelle non seulement nous coexistons, mais qui conduit certains à
évoquer le passé pour rendre acceptable l'extermination de l'humanité d'autrui.
Ce film, dans lequel le réalisateur a réussi à
restituer l’intensité de la violence sans la moindre scène « sanglante », nous
rappelle ce qu'écrivait Franz Fanon à propos d'un officier français chargé de
torturer les prisonniers algériens pendant la guerre de libération, et de son
quotidien bureaucratique dans les prisons, avant de rentrer chez lui pour
retrouver normalement sa famille. Il sera plus tard hanté par des cauchemars.
On peut aussi imaginer comment les années ont
passé et continuent de s’écouler dans la « Syrie d'Assad », où la vie se
poursuit non loin des murs des prisons de Palmyre depuis les années 1980 ou de
Saidnaya aujourd’hui-même. Ces usines de la mort où des dizaines de milliers de
Syriens sont tués ou continuent d'y mourir sous la torture, transforment des
êtres en chiffres ou en images insoutenables que l'on regarde parfois avec
effroi sur Facebook, avant de poursuivre notre vie quotidienne et vaquer à nos
occupations malgré l'horreur et la conscience des événements récurrents.
Bien sûr, nous pouvons comparer la roseraie du
film, méticuleusement entretenue à côté du lieu de torture et d'extermination
des prisonniers, avec tous nos jardins, ou les jardins des villes et villages
où nous vivons, géographiquement proches du champ de bataille de Gaza, ou
visuellement en contact avec ses événements, que nous suivons depuis des mois
directement à travers les médias et les réseaux sociaux. Nous les suivons avec
stupéfaction, colère, avec un excès de haine pour les auteurs et pour le monde
qui leur permet de continuer. Nous les suivons avec tristesse et chagrin,
tandis que notre impuissance nous demande d’essayer de d’oublier le matin ou le
soir l’horreur, afin de pouvoir respirer et continuer à accomplir nos tâches
quotidiennes.
En ce sens, on peut dire que Zone
d'intérêt est un film qui échappe au cadrage, à la classification
exclusive, à la géographie et au temps. Il s'agit sans aucun doute de
l'Holocauste et d'Auschwitz, mais aussi, et dans la même mesure, des relations
humaines quotidiennes et routinières qui se déroulent parallèlement au meurtre
de masse et dans son ombre, de la trahison, du trouble, de l'ambition, de
l'exploitation, de l'accoutumance au « mal » et de l'adaptation à ses scènes,
comme s'il s'agissait d’un décor ou d'un bruit de fond toujours présent,
dérangeant jusqu’à l’insomnie et pour autant domestiqué.
Zone d'intérêt est un film glaçant par son
réalisme, par la froideur de ses personnages (à l'exception de la belle-mère de
l'officier) et par son extraordinaire capacité à incarner le sens de la «
déshumanisation » et ce qu'elle peut engendrer en termes d'atrocités et de
cadavres brûlés.
Puis, une « jeune polonaise inconnue » s’invite
et s'infiltre de nuit dans les événements du film. Le réalisateur la présente
en « négatif », circulant secrètement et courageusement à bicyclette entre les
champs autour d'Auschwitz, où les prisonniers sont contraints de travailler
durement pendant la journée avant d'être tués. Elle y disperse des fruits et un
brin de vie parmi les roses et les arbres, pour leur signifier que des gens ne
consentent pas à les abandonner à leurs bourreaux sans rien faire et aux
spectateurs silencieux qui assistent à la combustion de leurs os. Elle essaie
de leur dire qu’à sa façon, elle refuse de les exclure de l'humanité commune.
Ziad Majed
Article publié dans le Club de Mediapart