Le nouvel ouvrage de Nawaf Salam, Le Liban d’hier à demain, regroupant huit essais sur l’histoire contemporaine libanaise et les questions de réformes politiques et sociétales devenues indispensables pour la survie-même du pays, constitue un document important à plusieurs niveaux.
Il montre d’un côté que les idées et projets élaborés pour
reconstruire l’État et reconfigurer le contrat social n’ont jamais manqué ces
dernières décennies, encore moins aujourd’hui, contrairement à une assomption
prétendant que l’alternative est absente ou utopique.
D’un autre côté, il témoigne du rôle des « intellectuels spécifiques »
(pour reprendre la définition de Foucault) qui se sont souvent engagés pour
faire avancer des propositions concrètes de réformes dans les champs
constitutionnel, institutionnel, électoral et symbolique. Un engagement qui
s’est heurté à une résistance de tout un système sclérosé qui a réussi à
entraver à la fois la citoyenneté désirée et l’émergence de son État.
Enfin il inscrit le déclin national auquel nous assistons
depuis des années, au-delà des pratiques condescendantes des élites au pouvoir
et du contexte régional, en grande partie dans l’incapacité de modifier le
rapport de force s’agissant de la question confessionnelle et de ses différentes
ramifications.
Chronique d’un pays en détresse
L’ouvrage de Nawaf Salam s’articule autour de trois axes de
réflexion. Ses différents essais ont été rédigés entre 1988 et 2007 et sont
restés néanmoins d’actualité, même avant leur lucide mise à jour en 2021.
Le premier axe explore les fondements historiques du communautarisme libanais et sa consolidation, de même que la assabiya qui l’a animé (et qui l’anime encore) au sein de la société et ses institutions et au sein de l’État « inachevé ».
Le second analyse les raisons de la guerre de 1975 à 1990 et
ses trajectoires. Il offre une lecture fort intéressante des enjeux et
dynamiques de la sortie de guerre et de l’accord de Taëf, en tant que promesse
de paix et de réformes politiques et administratives.
Quant au troisième, il ouvre sur des perspectives de
changement, qui s’inscrivent à la fois dans la continuité des idées élaborées
et présentées tout au long des trente dernières années, et dans les nouvelles
causes urgentes qu’impose la crise existentielle que traverse actuellement le
pays.
Comment fédérer ?
Il est toujours possible et nécessaire de débattre les
idées, projets et leurs démarches. Il est également important de rappeler que
certaines questions telles que les nouveaux clivages confessionnels et leurs
démographies, la surpuissance du Hezbollah armé et sa relation organique avec
l’Iran, les répercussions des conflits du Moyen-Orient sur la stabilité
nationale, ne peuvent être écartés ou évités, puisque leur impact pèse
lourdement aujourd’hui sur les processus et alliances politiques, comme sur les
rapports de force au sein-même de la société.
Il est tout aussi indispensable de poser la question sur
l’avenir de « la formule consociative » du partage du pouvoir au Liban, et la légitimité
des demandes des représentants des communautés concernant ce qu’ils qualifient
de « droits » des leurs ou d’accords sur leurs quotas au sein des institutions
publiques.
Mais les questions qui hantent de plus en plus les acteurs
convaincus de la nécessité vitale des réformes, investis dans la sphère
publique, en quête d’un sauvetage et d’un changement, restent celles du « que
faire, comment le faire et avec quelles alliances ? »
Si les réponses à ces questions n’incombent pas uniquement à
l’auteur qui s’empare du volet intellectuel en mettant à jour et publiant des
contributions percutantes, elles constituent néanmoins un énorme chantier, car
c’est à partir des réponses que le travail fédérateur autour des idées, afin de
les transformer en outils de combat collectif, s’organise.
« Je suis tenté de croire que ce qu’on appelle les
institutions nécessaires ne sont souvent que les institutions auxquelles on est
accoutumé, et qu’en matière de constitution sociale, le champ du possible est
bien plus vaste que les hommes qui vivent dans chaque société ne se
l’imaginent. » Ainsi écrivait Alexis de Tocqueville, cité par Dominique
Chevalier. À cette brillante citation reprise par Salam dans son introduction,
nous pouvons ajouter que le grand défi au Liban aujourd’hui et demain c’est de
rendre concrète une part de ce champ du possible et d’y construire un nouveau
projet viable pour l’avenir.
Ziad Majed
Article publié dans l'Orient Littéraire, Juin 2021