Tribune de Yassin Al-Haj Saleh, Farouk Mardam Bey et Ziad Majed, parue dans Le Monde, le 27 octobre 2020.
L’assassinat de Samuel Paty est venu s’ajouter à une série de crimes terroristes commis par de jeunes musulmans français ou résidents en France. Par son horreur et sa sinistre symbolique, ce meurtre a exacerbé les passions et rendu presque impossible de débattre sereinement de tout ce qui a trait à l’islam et aux musulmans.
C‘est ce qui nous incite, comme intellectuels
démocrates et laïques et comme héritiers d’une culture plurielle marquée par
l’islam, à affirmer que le débat est plus que jamais nécessaire pour échapper
au piège que nous tendent les Anzorov. Ce qu’ils cherchent, ainsi que leurs
instigateurs et tous ceux qui justifient leur folie meurtrière, c’est justement
à élargir davantage le fossé entre les musulmans et le reste de l’humanité. Et il
ne manque pas en Occident des gens qui se plaisent à jouer le même jeu et qui
aimeraient vivre dans des citadelles fortifiées, indifférents à tout ce qui se
passe alentour.
La haine du monde, des valeurs de justice, de liberté et d’égalité, ne cessent de se répandre dans des milieux musulmans, mais ailleurs aussi, en Europe et aux États-Unis comme en Russie, en Inde, en Chine ou au Brésil. Cela au moment où seule l’éclosion d’une société mondiale solidaire serait à même d’apporter des solutions aux grands problèmes de notre époque, qu’il s’agisse de l’environnement, du réchauffement climatique, des épidémies, des famines ou des migrations.
Le monde d’aujourd’hui, dans sa diversité et son unité, est en crise. Rien ne relie plus ses composantes les unes aux autres. Les musulmans et leur religion en font partie, qu’ils le veuillent ou non, qu’il le veuille ou non. Et Emmanuel Macron n’avait pas tort de dire que l’islam est en crise. Beaucoup d’intellectuels du monde musulman, croyants ou non, le répètent depuis des décennies, et avec des mots plus durs que les siens. Il n’a rien dit, en revanche, de l’autre crise qui affecte notre monde et qui aggrave celle qui est propre à l’islam. Ni que la crise de l’islam, qui se manifeste en particulier par la montée en son sein du djihadisme nihiliste, s’envenime au fur et à mesure que se renforcent, en Occident et ailleurs, la xénophobie et le racisme.
La profession même de Samuel Paty, qui enseignait l’histoire, devrait faire réfléchir sur les origines de ce djihadisme. Il a fait son irruption au début des années 1980, en Afghanistan, quand les Américains se sont employés à faire de ce pays, occupé par l’Union soviétique, une sorte de « Vietnam » islamique qui vengerait le leur. En connivence avec les services Pakistanais et avec l’apport en dollars et en prosélytisme wahhabite de l’Arabie saoudite, ils ont mobilisé des milliers de jeunes, les ont entraînés et lancés sur le terrain. C’était en même temps l’époque où la République islamique d’Iran, née de la révolution de 1979, commençait à exporter son idéologie vers les pays voisins, ciblant la minorité chiite qui se sentait brimée. En guerre ouverte ou larvée avec ses adversaires, elle a ainsi promu, parallèlement au néo-salafisme sunnite, un islamisme chiite aussi radical. En 2003, l’invasion américaine de l’Irak sous des prétextes fallacieux a offert au djihadisme ambulant un terrain fertile, ce pays étant déjà ravagé, dans ses infrastructures comme dans son tissu social, par le despotisme de Saddam Hussein et ses interminables guerres. A quoi s’est ajoutée, depuis 2011, la destruction de la société syrienne par le régime de Bachar al-Assad et ses protecteurs iraniens et russes. Et c’est sur les décombres de ces deux pays, l’Irak et la Syrie, que Daech a fondé son Internationale du crime.
Le nihilisme djihadiste prospère quand se ferment les systèmes politiques dans les pays à majorité musulmane, quand leur destin leur échappe. Si la religion, selon le jeune Marx, est l’âme d’un monde sans âme, elle est, en « Terre d’islam », la politique d’un monde sans politique. La privation de politique va de pair avec le nihilisme. En revanche, la participation des citoyens au gouvernement de la cité les immunise contre lui.
Depuis les années 1990, puis suite aux attaques du 11 septembre 2001, les puissances occidentales ont désigné le « terrorisme islamiste » comme le mal absolu. Ce qui ne l’a pas endigué mais qui les a amenées à aborder les problèmes du monde musulman sous l’angle sécuritaire et à pactiser avec des régimes infâmes. Deux décennies plus tard, le monde est devenu moins sûr, les haines se sont enracinées, et les gros criminels continuent de jouir d’une confortable impunité. Nul tribunal n’a rendu justice aux victimes musulmanes du terrorisme et de l’anti-terrorisme. Et seules les victimes non-musulmanes suscitent de la compassion, et méritent d’être vengées.
A quoi donc a servi cette guerre contre le terrorisme sinon à blanchir les terroristes qui s’y sont engagés : l’État de Bachar al-Assad en Syrie, celui de Sissi en Égypte, le régime génocidaire à l'encontre des Rohingya au Myanmar ? Elle a conforté le gouvernement de Modi en Inde, coupable pourtant d’une flagrante discrimination envers la population musulmane. Elle n’inquiète nullement les autorités chinoises qui ont enfermé un million d’Ouigours dans des camps de « dressage ». Et elle est régulièrement invoquée par Israël pour légitimer la colonisation et l’apartheid. Il n’y a plus de criminels tant qu’ils se rangent sous cette bannière, et tant qu’il n’est de terrorisme que le terrorisme islamiste.
Nous ne cesserons de le répéter : la question musulmane a deux faces. D’un côté le nihilisme djihadiste, et de l’autre la haine des musulmans sans distinction. Ne voir que l’une ou l’autre nous promet un sombre avenir. L’islamophobie, qui prolonge une histoire de conquêtes coloniales, alimente l’islamisme le plus radical. Inversement, cet islamisme-là ne fait qu’attiser la haine des musulmans. Il ne prospère que dans les ambiances morbides.
Il est encore temps de poser la question musulmane à la fois dans sa spécificité et dans sa relation à notre monde déboussolé. Nous ne voulons pas jouer aux Cassandres, mais ce que nous voyons nous fait craindre le pire. Et le pire n’annonce jamais l’heure de son arrivée.
Yassin Al-Haj Saleh, écrivain syrien et ancien prisonnier politique, auteur de «La question syrienne», Actes Sud (2015).
Ziad Majed, politiste franco-libanais, auteur (avec Subhi Hadidi et Farouk Mardam-Bey) de «Dans la tête de Bachar al-Assad», Actes Sud (2018).
Farouk Mardam-Bey, éditeur franco-syrien, auteur (avec Elias Sanbar) de «Être arabe», Actes Sud (2006)