Depuis le 17 octobre 2019, se produit au Liban un
soulèvement populaire sans précédent. Des centaines de milliers de citoyens et
citoyennes occupent les places des grandes et moyennes villes du pays. Ils
réclament la chute du régime et des réformes économiques et politiques.
L’ampleur de cette contestation surprenante par sa forme,
s’explique surtout par des raisons tenant d’un contexte national bien
particulier.
1.L’accumulation des crises : le soulèvement survient suite à une succession
de crises économiques, sociales et de scandales de corruption restés impunis.
La chute de la valeur réelle de la monnaie nationale face au dollar américain
ainsi que de nouveaux impôts proposés par le gouvernement, considérés comme la
provocation de trop par une grande partie de la population, ont précipité
l’explosion de la colère.
2.Le dépassement des anciens clivages : Depuis
les élections présidentielles en 2016, les parlementaires en 2018 et la
formation du nouveau gouvernement en 2019, les lignes de clivages politiques et
confessionnels engendrées par l’assassinat de l’ancien premier ministre Rafic
Hariri en 2005 ont bougé. Les ténors de la politique libanaise, chrétiens,
sunnites et chiites, semblent s’accorder sur la gestion des affaires
inter-libanaises, malgré leurs divergences et alliances externes
contradictoires. Face à eux, une nouvelle génération s’est mobilisée, dépassant
les mêmes clivages devenus obsolètes et transcendant les frontières politiques
entre communautés religieuses. Ses revendications et slogans clouent au pilori toute
la classe politique, du premier ministre Hariri fils au Hezbollah, du président
Michel Aoun au chef du parlement Nabih Berri. Tous sont logés à la même
enseigne et tenus pour responsables de la crise libanaise. Ainsi, le
soulèvement bat en brèche les tentatives simplistes d’expliquer toute tension et
crise au Liban, par la géostratégie moyen-orientale et la rivalité Téhéran –
Riyad ou par le confessionalisme en tant qu’essence nationale. La sociologie
politique fait son retour pour donner du sens aux dynamiques internes et leurs
évolutions.
3.Une contestation décentralisée : Contrairement
à toutes les mobilisations précédentes qui convergeaient vers la capitale
Beyrouth (surtout en 2005), le soulèvement populaire est aujourd’hui fortement
décentralisé. Cela favorise une plus large mobilisation, une représentation limpide
des spécificités régionales, une indépendance et une liberté de circulation ne
nécessitant pas l’organisation des déplacements couteux des manifestants. Plus
important encore, cela permet aux citoyens et citoyennes de s’exprimer dans
chaque région, et au sein de chaque communauté, contre les politiques locaux sensés
les représenter. Par conséquent, la récupération ou l’instrumentalisation de cette
colère partagée pour créer des crispations inter-communautaires et les opposer
les unes aux autres devient difficile. C’est d’autant plus ardu pour les
politiques que la solidarité entre manifestants faisant face à leurs propres
représentants s’affiche dans chaque ville.
A noter dans ce contexte, la mobilisation dans des localités
du sud Liban, fief du Hezbollah chiite considéré comme l’acteur le plus
puissant du pays et le plus rassembleur de sa communauté. Que ce soit à Tyr, Nabatiyyeh,
Kfar Romman ou Bent Jbeil, des milliers de manifestants honorent et acclament leurs
compatriotes des autres régions du pays en appelant de concert à la chute du
régime et de toutes les forces politiques qui le constituent, dont le
Hezbollah.
A ces considérations libanaises, s’ajoute une ressemblance avec
les révolutions arabes. Ces dernières, dans leurs premières semaines en 2011
(en Tunisie, en Egypte, en Libye, au Yémen, au Bahreïn et en Syrie), puis
durant la deuxième vague en 2019 (au Soudan, en Algérie et en Iraq) inspirent certais
manifestantes et manifestants libanais. C’est un fait indéniable tant du point
de vue de la fierté retrouvée, que de l’humour assassin pour briser le « prestige »
des responsables, de la rhétorique et des chants. L’occupation des espaces
publics et leur réappropriation en est une preuve supplémentaire, tandis que la
coordination et les partages sur les réseaux sociaux ne cessent chaque jour d’amplifier
la participation des jeunes femmes et hommes.
Les graffitis, les slogans contre le racisme, le sexisme et
les discriminations indiquent, quant à eux, une volonté d’aller bien au-delà du
renversement des élites politiques et de leurs valeurs. Certains évoquent même un
air de « Mai 68 » dans la rue, notamment à Beyrouth.
L’impasse politique
Face à cette société survoltée
et en ébullition, la classe politique se trouve dans l’impasse. Les réformes
économiques annoncées à la hâte par le premier ministre et le discours du
président de la république ne satisfont pas les manifestants. La rhétorique
classique du pouvoir agitant le scénario des complots étrangers et la menace du
chaos ne prend pas non plus. Le soulèvement populaire a dévoilé et donné la
mesure de l’ampleur de la crise du système politique confessionnel et du
clientélisme qui le préserve. Il trahit le décalage flagrant entre un système sclérosé
couvé par son élite politique (qui a monopolisé la représentation des
communautés depuis 2005, voire depuis 1992 pour certains) et une grande partie
d’une société en mouvement.
L’issue de cette
impasse n’est toujours pas claire, de même que l’alternative politique. Toutefois,
il faut noter que la naissance de cette nouvelle dynamique citoyenne, crée de
toute évidence un précédent dans la culture politique du pays, quoi qu’il
arrive dans les prochaines semaines.