Le
nouveau livre de François Burgat, Comprendre l’Islam politique : une
trajectoire de recherche sur l’altérité islamiste 1973 – 2016, est à la
fois une fine analyse de l’évolution de ce que l’auteur appelle le
« parler musulman » pendant plus de quatre décennies, et un récit
personnel permettant de mieux situer les itinéraires académiques et cerner les
expériences humaines qui ont amené le chercheur à la découverte de
« l’autre » dans ses différents espaces politiques et sociétaux.
« Le parler musulman » et ses
« agir »
Burgat
clarifie dès le début de son ouvrage les deux strates de son approche. La première,
s’attache à rendre compte des raisons de l’émergence de l’islam politique, sa
montée, son discours, ses récits et ses revendications dans le monde arabe. La
deuxième rappelle « l’extrême diversité des agir qu’autorise son lexique
et, de ce fait, l’inanité des démarches réduisant à la seule référence
religieuse les motivations » de ses acteurs.
Le
chercheur, qui a vécu entre 1973 et 2013 plus de vingt ans en Algérie, en Egypte,
au Yémen, en Syrie et au Liban, montre
comment à partir de la fin des années 1960, d’importantes composantes des
sociétés arabes ont réhabilité le « parler musulman » dans leur vie
sociale et dans le champ politique. Leur lexique est devenu, dans ce sens, une
poursuite sur le terrain culturel de la mise à distance du colonisateur, déjà
opérée politiquement et puis économiquement par les élites « nationalistes »
des indépendances. Les « vertus mobilisatrices » de ce lexique
et de son univers symbolique provenaient ainsi moins de leur dimension
« sacrée » que de leur caractère « endogène » et politique.
Burgat présente ensuite les trois
temporalités de la mobilisation islamiste. En partant du moment fondateur
qu’était le développement d’un discours anticolonial représenté par Al-Afghani,
Abduh et puis Redha (fin du 19ème siècle et début du 20ème),
il considère que la deuxième phase allant des indépendances des pays arabes à
la fin de la guerre froide (1990) était celle du retour du discours islamiste ;
un retour avec pour corollaire différentes mobilisations et un retournement contre
les élites locales au pouvoir perçues comme « occidentalisées ».
La troisième phase, suivant la chute de l’Union Soviétique et la poussée
interventionniste et unilatéraliste des Etats Unis, est celle qui connait d’un
côté la normalisation de certaines formations islamistes au sein de parlements
ou gouvernements arabes, et de l’autre la transnationalisation « révolutionnaire »
d’autres groupes, influencés par le jihad afghan. Et c’est bien cette phase qui
se poursuit de nos jours, à travers les conflits irakien, syrien et autres, se
soldant selon l’auteur – dans un cas extrême, mais aussi discutable[1] - par la
création de l’Etat Islamique de Baghdadi.
Sciences sociales contre propagande
et essentialisme
Burgat explore plus loin les différentes
expériences islamistes qui ont marqué les scènes politiques respectives des
pays du Maghreb, en passant par le Caire et Khartoum, allant jusqu’au Yémen, la
Palestine et les pays du Levant (sans explorer, pour autant, les perceptions de
ces mêmes expériences par de larges catégories des sociétés concernées[2]).
Cette trajectoire, couronnée par
un retour de l’auteur en France, l’amène à critiquer, à raison, l’occultation occidentale
des questions politiques (historiques comme contemporaines) dans les analyses
des luttes menées par certaines formations islamistes. Il critique également
les lectures culturalistes des conflits « moyen-orientaux » et leurs
répercussions internationales qui disculpent les « Pinochet arabes »
et leurs machines répressives, déresponsabilisent les politiques étrangères des
gouvernements occidentaux et dénient souvent l’impact du conflit israélo
palestinien.
L’ouvrage appelle enfin au
dépassement du « sens commun » et sa force d’inertie dominante en France.
Il invite à une nouvelle compréhension du phénomène islamiste qui tient compte de
sa diversité à partir d’une collecte de son « propre savoir »
plutôt que l’utilisation d’une information « fabriquée ».
Si ce livre constitue un travail
de réflexion sur un sujet vaste évoluant dans plusieurs géographies politiques,
il est aussi un récit « intime » à travers lequel Burgat nous fait
découvrir son parcours humain, ses expériences et témoignages, sa formation intellectuelle
et « professionnelle », ses défis et combats dans les milieux
académiques comme politiques et médiatiques français.
Ziad Majed
Article paru dans L'Orient Littéraire, le 3 novembre 2016
[1] Daech constitue, à mon
avis, une rupture avec l’histoire du jihadisme ou de « l’Islam
politique combattant » que nous avons connue jusqu’à présent. Non
seulement parce que cette organisation a déclaré le Califat et s’est proclamée
en Etat sur une partie des territoires irakien et syrien (avec des groupes lui
prêtant allégeance dans plusieurs pays et continents), mais surtout parce que
Daech a une composition, une structure, un discours et des ressources très
différents de ceux des organisations qui l’ont précédé.
La
composante Baathiste irakienne de Daech, par exemple, formée d’anciens
officiers de l’armée de Saddam Hussein et de ses services de renseignements,
n’adhère en rien à l’idéologie du « salafisme jihadiste », ni aspire
à jouer un rôle de résistance « tiers-mondiste ». Elle est
surtout dans une logique de conquête territoriale en Irak, dans une volonté de
se venger contre l’humiliation infligée par le gouvernement de Bagdad et ses
parrains iraniens à la suite de l’invasion américaine de 2003, et dans une
lutte pour le pouvoir prenant des dimensions à la fois sunnite/chiite et
régionale/nationaliste, face aux Kurdes cette fois.
Quant
au discours idéologique des « chefs » de Daech et de son Calife Abou
Bakr Al-Baghdadi, rares sont ses références politiques aux causes historiques
du Moyen-orient (Al-Baghdadi n’a évoqué la Palestine que très récemment), et
encore plus rares sont ses références aux enjeux actuels, de la Tunisie à la
Libye, et de l’Egypte au Yémen.
Le
recrutement local de Daech en Syrie ne suit de son côté aucune règle politique
ou religieuse rigoureuse. Il s’inscrit dans une volonté d’alimenter un
engagement guerrier mené contre tous les acteurs du conflit syrien (surtout les
combattants de l’armée syrienne libre et les islamistes sunnites qui se battent
contre Assad, ainsi que les milices kurdes), dans la quête de l’espace et du
pétrole, et dans la volonté d’établir des réseaux et des services confirmant la
construction de l’«État islamique ». Les soldats
syriens de Daech sont souvent des jeunes au chômage, des enfants de tribus
alliées de Daech par opportunisme ou nécessité, des anciens collaborateurs du
régime Assad, des anciens prisonniers dans ses geôles, et des anciens
combattants de certaines factions islamistes attirés par le concept de
l’« Etat », par ses salaires et ses ressources financières et par sa
puissance militaire.
Le
déficit idéologique et politique est encore plus frappant chez les jeunes
occidentaux de Daech agissant à l’extérieur des frontières de l’Etat, ou
immigrant vers ce dernier. L’«Islam pour les nuls» acheté sur Amazon par des
jihadistes britanniques, la quête de virilité et de pouvoir de convertis ou de
jeunes français marginalisés et humiliés dans les cités et les banlieues, ou
encore le passé «délinquant» de ceux qui sont passés très rapidement à l’acte,
à l’action jihadiste (sans intermédiaire ni lectures), sont tous des éléments
confirmant cette nouveauté de Daech.
Nous
sommes donc face à une entité attirant ou alliant sur son territoire
baathistes, opportunistes, jeunes abandonnés, anciens jihadistes et jeunes
occidentaux en quête de repères, de fantasmes et de combats.
Son
jihad international (non territorial) ne nécessite plus conscience politique,
ni formation religieuse. Il ne fait appel qu’à une volonté de se venger d’un
monde «injuste» et «décadent», avec un savoir-faire militaire, et un désir de
«marquer l’Histoire» et de devenir des «martyrs – modèles». Le tout accompagné
d’une mise en scène exceptionnellement soignée, d’une violence spectaculaire,
dosée et diffusée pour impressionner, pour fasciner, et pour faire appel au
sensationnel, au culturalisme comme au voyeurisme des médias.
[2] A savoir le rejet des
projets « islamistes » par plusieurs milieux sociaux et politiques et
par une partie des intellectuels arabes, qui considéraient ces projets
réactionnaires.