"Je n'ai entendu personne s'émouvoir et déplorer les bombardements américains ciblant les structures de l'organisation terroriste à Rakka, dont je suis originaire. De la même façon, je ne connais personne qui ne s'étonne pas de l'impunité accordée à un régime fasciste et terroriste qui a assassiné plus de 200 000 Syriens. Un régime qui a bombardé à plusieurs reprises à l'arme chimique, faisant 1 466 victimes en une nuit. La perplexité face à ce double raisonnement et vis-à-vis de cette attaque «technologique» contre l'EI s'accompagne d'une inquiétude quant à l'expansion du nihilisme à l'origine de ce mouvement et de ses clones, et donc un renforcement du «daechisme» au sein de sphères sunnites syriennes assaillies durant plus de quarante-deux mois" - Yassin Al-Haj Saleh, article paru dans Le Monde.
Au cours des premiers mois de la révolution syrienne en 2011, il était courant que les opposants reprochent au régime «l'option sécuritaire» face aux larges protestations pacifiques. Cette critique signifiait l'impossibilité d'aboutir à une solution féconde si «l'option politique» en était écartée. Une option qui nécessitait de repenser toute la structure du régime et les modalités de partage du pouvoir et des richesses dans le pays.
Aujourd'hui, il en est de même pour les Américains et
leurs alliés qui adoptent l'approche «sécuritaire» vis-à-vis de l'«Etat
islamique» (EI). Confortés par leur surpuissance, ils ne voient pas
l'importance de s'attaquer aux racines politiques et sociales qui ont engendré
l'EI. Ils n'inscrivent pas leur offensive dans une stratégie de confrontation
plus large, aidant à ouvrir un horizon différent pour les Syriens, après plus
de trois ans et demi de conflit.
M. Obama conforte son incapacité à proposer une
politique adéquate lorsqu'il réduit la situation à une confrontation
sunnite-chiite au lieu d'évoquer la dimension politico-sociale du conflit et
l'exceptionnelle injustice qui imprègne la région. En attribuant notre lutte à
une vieille querelle dénuée de sens, cet homme puissant nous dépossède de notre
cause, de tout ce qui a trait à la justice, la liberté, l'égalité et la dignité
humaine.
L'EI est tout autant le produit de l'injustice
mondiale que de l'injustice locale qui ont exacerbé une pathologie dans l'islam
même. C'est le visage de la folie dans des sociétés violentées dont les
perceptions sont confuses et brouillées. Ainsi, outre l'usage de la force
contre une bande de criminels, ce qui doit primer, c'est la fin de l'injustice
incarnée par le règne assadien et le traitement de la maladie qui touche
l'islam.
Je n'ai entendu personne s'émouvoir et déplorer les
bombardements américains ciblant les structures de l'organisation terroriste à
Rakka, dont je suis originaire. De la même façon, je ne connais personne qui ne
s'étonne pas de l'impunité accordée à un régime fasciste et terroriste qui a
assassiné plus de 200 000 Syriens. Un régime qui a bombardé à plusieurs
reprises à l'arme chimique, faisant 1 466 victimes en une nuit. La perplexité
face à ce double raisonnement et vis-à-vis de cette attaque «technologique»
contre l'EI s'accompagne d'une inquiétude quant à l'expansion du nihilisme à
l'origine de ce mouvement et de ses clones, et donc un renforcement du «daechisme» au sein de sphères sunnites syriennes assaillies durant plus de
quarante-deux mois.
RELÉGUER LA CHUTE D'UN RÉGIME CRIMINEL AU SECOND PLAN
Dans ce sens, la campagne américaine risque de
renforcer la tendance communautariste sunnite. Car comment expliquer que
Washington passe sous silence l'implication du Hezbollah dans les tueries en
Syrie, alors même qu'il figure sur la liste américaine des organisations
terroristes ? Les Américains seraient-ils en train de mener une guerre qui
bénéficierait à l'Iran ?
Cette offensive militaire américaine a jusque-là tu
les voix islamiques et laïques qui ont combattu l'EI. Même des formations
armées engagées contre l'EI l'ont condamnée. En clair, personne ne veut figurer
dans les rangs d'une expédition qui feint d'ignorer le principal terroriste,
Bachar Al-Assad. Les Américains et leurs alliés semblent avoir cantonné la cause
syrienne, qui est à l'origine une lutte contre la tyrannie et une aspiration à
la liberté, à «une guerre contre le terrorisme». Ce qui a pour effet de
reléguer la chute d'un régime criminel au second plan dans l'agenda de
Washington. Nonobstant le caractère inhumain et injuste de cette démarche, la «guerre contre le terrorisme» n'a à son actif que la destruction de deux ou
trois pays.
Le fait que les Américains se chargent de
l'entraînement des combattants syriens «modérés» n'y change pas grand-chose.
Ces derniers paraîtront servir les priorités américaines plutôt que la cause
des Syriens.
Il est probable que Bachar Al-Assad, qui s'efforce
depuis deux mois de bombarder des zones contrôlées par l'EI, faisant beaucoup
de victimes civiles, dans l'espoir d'être associé par les Américains à leur
guerre, soit partagé sur cette guerre. D'un côté, il se réjouit que les
puissants s'attaquent à un tueur plus récent et moins nuisible que lui. De
l'autre, il craint que les Américains, devenant les premiers acteurs en Syrie,
proposent en parallèle à leur guerre un compromis politique qui lui coûterait
la tête.
Bachar Al-Assad, à la cruauté et la médiocrité sans
fin, est prêt à tout pour satisfaire les puissants. Pour l'instant, rien dans
l'histoire contemporaine de ces derniers ne nous laisse espérer qu'un «tueur
en série» ne sera pas réhabilité et «protégé» afin qu'il ne sévisse pas
davantage.
Yassin Al-Haj Saleh, Médecin, intellectuel et opposant syrien, emprisonné
par le régime Assad pendant seize ans
Traduit de l'arabe par Nadia Aïssaoui