Yassîn Al-Haj Saleh fait partie d’un petit nombre
d’écrivains et de chercheurs syriens ou arabes qui « connaissent » aussi
bien leurs pays sur le plan politique que social. Ils connaissent l’apparence et
la situation générale et connaissent également les dessous, « la vie
dissimulée », ainsi que tous les récits politiques parallèles (ou opposés)
au récit officiel. De plus, ils connaissent « le ventre du pays », le
monde inférieur où se trouvent les prisons, les prisonniers, les geôliers, où
l’être humain est différent dans ses relations, dans son immense capacité à
s’adapter comme à se replier sur lui-même et à s’effondrer.
Depuis 2011, la révolution syrienne a approfondi la
connaissance de Yassîn et ajouté une quatrième dimension liée aux changements
et aux métamorphoses apparentes ou latentes dans la société et ce, à un moment
exceptionnel de son histoire, avec tous les bouleversements qui en découlent et
l’émergence de nouvelles caractéristiques, telles que la concentration de certains
phénomènes ou le recul d’autres au sein d’une vaste entreprise de destruction
ou de construction pénible et soutenue.
En ce sens et tenant compte de tout ce qu’il écrit depuis
des années, nous pouvons considérer Al-Haj Saleh, à la fois comme « historien
spontané » et comme « intellectuel spécifique ».
L’histoire
immédiate ou l’écriture de l’ultra contemporain
Jusqu’en 2011, les écrits politiques de Yassîn Al-Haj Saleh
peuvent être présentés comme de l’« histoire immédiate » qui traite
des événements en tant que parcours accompagnant l’écriture ou la devançant quelque
peu, faisant d’elle un acte documentaire ou analytique pour la période que vit
l’écrivain en direct, qu’il observe et dont il témoigne.
Ce genre de chronique historique se distingue des genres
d’écriture journalistique et documentaire dont la fonction est la recherche, le
récit, l’accompagnement, non seulement dans un objectif analytique, mais afin de
maîtriser la méthodologie du travail, de définir la terminologie et les dispositions,
d’élaborer une matière qui, en s’accumulant, constitue le contexte historique.
L’histoire immédiate consiste à écrire ce que le sociologue belge Verhaegen
avait appelé « l’ultra contemporain », c’est-à-dire celui où l’auteur ne
prétend pas prendre du recul vis-à-vis des événements, mais cherche à les aborder
de façon directe et dynamique, supprimant la distanciation nécessaire vis-à-vis
de son thème, devenant quelquefois protagoniste et instigateur d’autres fois.
Ecrire l’histoire immédiate de la Syrie se révèle être
d’une importance capitale. Tout en constituant une mission scientifique rigoureuse,
cet acte ne peut être dissocié de l’engagement politique ni détaché des valeurs
prônées par son auteur, et ce, pour deux raisons. La première étant le penchant
naturel de l’auteur face à une réalité qu’il ne peut considérer avec
impartialité. La seconde étant la chape de plomb imposée à la société depuis
plus d’un demi-siècle. Ce qui signifie que l’acte d’écrire l’histoire immédiate
s’avère être extrêmement difficile sinon impossible. Ainsi, il n’est pas surprenant
de voir si peu de Syriens l’entreprendre. La tyrannie du régime, sa capacité à
exercer sa répression sur le peuple, ses procédures proactives telles que l’incarcération,
l’exil et l’assassinat depuis le début du pouvoir baasiste, la pléthore d’exactions
tout au long de la période du régime des Assad n’ont laissé subsister que très peu
d’écrivains. A la tête de ceux-là, il y a Yassîn AL-Haj Saleh dont l’ouvrage
« La Syrie de l’ombre – Regards depuis la boîte noire » (2010) doit
être rattaché à cette vacuité et à son souci de rester concentré sur
l’intérieur de son pays, sur ses histoires qui se perdent souvent sous d’autres
récits qui ne voient dans la Syrie qu’une position régionale et une politique moyen-orientale.
Il faut bien dire que l’intérieur syrien continue à payer
le prix de son isolement sur la scène internationale, de son étranglement, de son
enfermement dans « la boîte noire » pendant des décennies, étant
donné la rareté des écrits à son sujet. L’éclatement de la révolution, la
descente de centaines de milliers de manifestants dans les rues, déterminés à
revendiquer leur liberté et arracher leur dignité, puis la conversion de
milliers parmi eux en combattants qui se sont dressés contre l’appareil oppressant
du régime, la mort de dizaines de milliers de personnes, le recours d’Assad à
l’aviation, aux missiles et aux armes chimiques n’ont pas beaucoup modifié le
point de vue de larges secteurs de l’opinion publique arabe ni les positions de
la plupart des gouvernements du monde vis-à-vis de la Syrie, envisagée en tant
que rôle et que politique extérieure, non en tant que société et peuple.
Depuis mars 2011, de l’intérieur de la Syrie, tout en se
déplaçant d’une région à l’autre à un moment où les entrailles du pays jaillissaient
ouvertement, Yassîn Al-Haj Saleh a fait face à l’exclusion en écrivant un grand
nombre de textes qui suivaient les événements puis les dépassaient afin d’en
retrouver les signes précurseurs ou de rechercher leurs implications possibles,
dans un contexte syrien dont les prédictions constituent d’ores et déjà une
aventure vertigineuse et dangereuse.
Ceci nous amène vers une autre question, connexe, celle
du rôle de l’intellectuel/écrivain et de son engagement, l’exploitation des
ressources de son savoir pour une cause précise qu’il considère primordiale –
et peut-être unique – à un moment donné de l’histoire.
L’intellectuel/spécialiste
Dans les nombreux écrits qui évoquent l’intellectuel, ses
fonctions, ses liens avec la société et avec le pouvoir dominant, Michel
Foucault analyse la notion de « spécialité » ou de
« spécificité ». Selon lui, il s’agit de l’usage que fait
l’intellectuel de son savoir, de ses efforts pour une cause qui n’est pas
forcément universelle ou indépendante de certaines circonstances, d’un lieu ou
d’un contexte particulier. Il considère que les penseurs ou les chercheurs
engagés exercent un grand impact sur le combat ou sur le débat concernant les
questions qu’ils décident de défendre. Foucault les appelle des « intellectuels
spécifiques », dans le sens que leur rôle public est celui d’acteurs dans un domaine
intellectuel-politique spécifique dont ils maîtrisent le savoir et les outils.
Dans ses écrits sur la Syrie depuis les années 2000 et
particulièrement depuis l’année 2011, Yassîn a joué plusieurs rôles parmi ceux évoqués
par Foucault, en consacrant ses recherches et ses activités, en recourant à sa
connaissance approfondie de la Syrie, société et État, en vue d’apporter son
soutien à la révolution et aux changements qui en découleront. L’écrivain n’a
pas abandonné pour autant les autres rôles que l’intellectuel pouvait endosser,
mais, en ce moment historique, il a préféré dispenser son savoir en vue
d’analyser minutieusement la situation, de proclamer sa position, d’apporter
l’information et l’argument nécessaires à l’appui des gens qu’il soutient dans
le but de faire pencher l’opinion publique en leur faveur.
A votre salut, les amis !
Il faudrait ajouter
par ailleurs que, dans ses œuvres, dans son travail d’historien comme dans son
rôle d’intellectuel spécifique, Yassîn Al-Haj Saleh a su toujours préserver son
honnêteté, sans jamais la sacrifier pour justifier une attitude,
complaire à une quelconque partie ni avantager une volonté politique au
détriment des faits. Ajoutée à son crédit, cette attitude préservera ses œuvres
et garantira leur cohérence, même dans le cas où certains changements de
position sont survenus, étant donnée la fulgurance des changements dans les
domaines traités.
Aujourd’hui, Yassîn est
l’intellectuel syrien par excellence. Dans son cas l’adjectif
« syrien » n’est pas un simple attribut ni une identité de naissance,
il faut le prendre comme l’incarnation d’un combat spécifique, d’un engagement
déclaré, de prix déjà payé, d’une épreuve humaine qui a eu lieu, qui a lieu
aujourd’hui même en Syrie et qui est probablement valable en d’autres temps et
d’autres lieux. L’expression « A votre salut, les amis ! », dont
il a fait le titre de son ouvrage (2012) qui raconte les seize années qu’il a
vécues dans les prisons syriennes, pourrait servir aussi de titre à son voyage
perpétuel : celui de la quête de la liberté sur le plan individuel comme sur
le plan public. A titre individuel pour l’écrivain et pour son œuvre actuelle et,
à titre public, pour la société dont il soutient la révolution et la
renaissance…
Ziad Majed
Texte paru en arabe dans le troisième numéro de la revue "Awraq", février 2014, et traduit en français par Rania Samara.