vendredi 21 février 2014

Yassîn Al-Haj Saleh, historien et intellectuel spécifique

Yassîn Al-Haj Saleh fait partie d’un petit nombre d’écrivains et de chercheurs syriens ou arabes qui « connaissent » aussi bien leurs pays sur le plan politique que social. Ils connaissent l’apparence et la situation générale et connaissent également les dessous, « la vie dissimulée », ainsi que tous les récits politiques parallèles (ou opposés) au récit officiel. De plus, ils connaissent « le ventre du pays », le monde inférieur où se trouvent les prisons, les prisonniers, les geôliers, où l’être humain est différent dans ses relations, dans son immense capacité à s’adapter comme à se replier sur lui-même et à s’effondrer.

Depuis 2011, la révolution syrienne a approfondi la connaissance de Yassîn et ajouté une quatrième dimension liée aux changements et aux métamorphoses apparentes ou latentes dans la société et ce, à un moment exceptionnel de son histoire, avec tous les bouleversements qui en découlent et l’émergence de nouvelles caractéristiques, telles que la concentration de certains phénomènes ou le recul d’autres au sein d’une vaste entreprise de destruction ou de construction pénible et soutenue.

En ce sens et tenant compte de tout ce qu’il écrit depuis des années, nous pouvons considérer Al-Haj Saleh, à la fois comme « historien spontané » et comme « intellectuel spécifique ».

L’histoire immédiate ou l’écriture de l’ultra contemporain

Jusqu’en 2011, les écrits politiques de Yassîn Al-Haj Saleh peuvent être présentés comme de l’« histoire immédiate » qui traite des événements en tant que parcours accompagnant l’écriture ou la devançant quelque peu, faisant d’elle un acte documentaire ou analytique pour la période que vit l’écrivain en direct, qu’il observe et dont il témoigne.

Ce genre de chronique historique se distingue des genres d’écriture journalistique et documentaire dont la fonction est la recherche, le récit, l’accompagnement, non seulement dans un objectif analytique, mais afin de maîtriser la méthodologie du travail, de définir la terminologie et les dispositions, d’élaborer une matière qui, en s’accumulant, constitue le contexte historique. L’histoire immédiate consiste à écrire ce que le sociologue belge Verhaegen avait appelé « l’ultra contemporain », c’est-à-dire celui où l’auteur ne prétend pas prendre du recul vis-à-vis des événements, mais cherche à les aborder de façon directe et dynamique, supprimant la distanciation nécessaire vis-à-vis de son thème, devenant quelquefois protagoniste et instigateur d’autres fois.

Ecrire l’histoire immédiate de la Syrie se révèle être d’une importance capitale. Tout en constituant une mission scientifique rigoureuse, cet acte ne peut être dissocié de l’engagement politique ni détaché des valeurs prônées par son auteur, et ce, pour deux raisons. La première étant le penchant naturel de l’auteur face à une réalité qu’il ne peut considérer avec impartialité. La seconde étant la chape de plomb imposée à la société depuis plus d’un demi-siècle. Ce qui signifie que l’acte d’écrire l’histoire immédiate s’avère être extrêmement difficile sinon impossible. Ainsi, il n’est pas surprenant de voir si peu de Syriens l’entreprendre. La tyrannie du régime, sa capacité à exercer sa répression sur le peuple, ses procédures proactives telles que l’incarcération, l’exil et l’assassinat depuis le début du pouvoir baasiste, la pléthore d’exactions tout au long de la période du régime des Assad n’ont laissé subsister que très peu d’écrivains. A la tête de ceux-là, il y a Yassîn AL-Haj Saleh dont l’ouvrage « La Syrie de l’ombre – Regards depuis la boîte noire » (2010) doit être rattaché à cette vacuité et à son souci de rester concentré sur l’intérieur de son pays, sur ses histoires qui se perdent souvent sous d’autres récits qui ne voient dans la Syrie qu’une position régionale et une politique moyen-orientale.

Il faut bien dire que l’intérieur syrien continue à payer le prix de son isolement sur la scène internationale, de son étranglement, de son enfermement dans « la boîte noire » pendant des décennies, étant donné la rareté des écrits à son sujet. L’éclatement de la révolution, la descente de centaines de milliers de manifestants dans les rues, déterminés à revendiquer leur liberté et arracher leur dignité, puis la conversion de milliers parmi eux en combattants qui se sont dressés contre l’appareil oppressant du régime, la mort de dizaines de milliers de personnes, le recours d’Assad à l’aviation, aux missiles et aux armes chimiques n’ont pas beaucoup modifié le point de vue de larges secteurs de l’opinion publique arabe ni les positions de la plupart des gouvernements du monde vis-à-vis de la Syrie, envisagée en tant que rôle et que politique extérieure, non en tant que société et peuple.

Depuis mars 2011, de l’intérieur de la Syrie, tout en se déplaçant d’une région à l’autre à un moment où les entrailles du pays jaillissaient ouvertement, Yassîn Al-Haj Saleh a fait face à l’exclusion en écrivant un grand nombre de textes qui suivaient les événements puis les dépassaient afin d’en retrouver les signes précurseurs ou de rechercher leurs implications possibles, dans un contexte syrien dont les prédictions constituent d’ores et déjà une aventure vertigineuse et dangereuse.

Ceci nous amène vers une autre question, connexe, celle du rôle de l’intellectuel/écrivain et de son engagement, l’exploitation des ressources de son savoir pour une cause précise qu’il considère primordiale – et peut-être unique – à un moment donné de l’histoire.


L’intellectuel/spécialiste

Dans les nombreux écrits qui évoquent l’intellectuel, ses fonctions, ses liens avec la société et avec le pouvoir dominant, Michel Foucault analyse la notion de « spécialité » ou de « spécificité ». Selon lui, il s’agit de l’usage que fait l’intellectuel de son savoir, de ses efforts pour une cause qui n’est pas forcément universelle ou indépendante de certaines circonstances, d’un lieu ou d’un contexte particulier. Il considère que les penseurs ou les chercheurs engagés exercent un grand impact sur le combat ou sur le débat concernant les questions qu’ils décident de défendre. Foucault les appelle des « intellectuels spécifiques », dans le sens que leur rôle public est celui d’acteurs dans un domaine intellectuel-politique spécifique dont ils maîtrisent le savoir et les outils.

Dans ses écrits sur la Syrie depuis les années 2000 et particulièrement depuis l’année 2011, Yassîn a joué plusieurs rôles parmi ceux évoqués par Foucault, en consacrant ses recherches et ses activités, en recourant à sa connaissance approfondie de la Syrie, société et État, en vue d’apporter son soutien à la révolution et aux changements qui en découleront. L’écrivain n’a pas abandonné pour autant les autres rôles que l’intellectuel pouvait endosser, mais, en ce moment historique, il a préféré dispenser son savoir en vue d’analyser minutieusement la situation, de proclamer sa position, d’apporter l’information et l’argument nécessaires à l’appui des gens qu’il soutient dans le but de faire pencher l’opinion publique en leur faveur.

A votre salut, les amis !

Il faudrait ajouter par ailleurs que, dans ses œuvres, dans son travail d’historien comme dans son rôle d’intellectuel spécifique, Yassîn Al-Haj Saleh a su toujours préserver son honnêteté, sans jamais la sacrifier pour justifier une attitude, complaire à une quelconque partie ni avantager une volonté politique au détriment des faits. Ajoutée à son crédit, cette attitude préservera ses œuvres et garantira leur cohérence, même dans le cas où certains changements de position sont survenus, étant donnée la fulgurance des changements dans les domaines traités.

Aujourd’hui, Yassîn est l’intellectuel syrien par excellence. Dans son cas l’adjectif « syrien » n’est pas un simple attribut ni une identité de naissance, il faut le prendre comme l’incarnation d’un combat spécifique, d’un engagement déclaré, de prix déjà payé, d’une épreuve humaine qui a eu lieu, qui a lieu aujourd’hui même en Syrie et qui est probablement valable en d’autres temps et d’autres lieux. L’expression « A votre salut, les amis ! », dont il a fait le titre de son ouvrage (2012) qui raconte les seize années qu’il a vécues dans les prisons syriennes, pourrait servir aussi de titre à son voyage perpétuel : celui de la quête de la liberté sur le plan individuel comme sur le plan public. A titre individuel pour l’écrivain et pour son œuvre actuelle et, à titre public, pour la société dont il soutient la révolution et la renaissance…

Ziad Majed
Texte paru en arabe dans le troisième numéro de la revue "Awraq", février 2014, et traduit en français par Rania Samara.