Dans son ouvrage, Syrie : La révolution orpheline, Ziad Majed revient sur les causes profondes de ce soulèvement, parlant notamment de cette « recherche du temps perdu » face à la volonté du pouvoir de suspendre le temps présent pour en faire un moment d’éternité. Les Libanais ne sont pas prêts d’oublier cette affiche géante au barrage syrien de Madfoun sur la route Beyrouth-Tripoli représentant Hafez el-Assad entouré de ses deux fils, Bassel et Bachar, avec la mention : « Avec toi pour l’éternité et après éternité » (Ma'ak ila el-abad wa ma baad el-abad).
L’auteur évoque la nostalgie des révolutionnaires pour les années 40 et 50 du siècle passé avant que ne s’abatte la chape de plomb de la dictature, et la volonté de certains d’y revenir.
Majed dresse un tableau du régime qui a gouverné la Syrie depuis les années 70. Il montre comment le pouvoir, issu de régions rurales, a « occupé » les villes, élargi le secteur public tout en assurant au secteur privé les profits propres à assurer son allégeance, mis la main sur les partis politiques et les syndicats tout en assurant la mobilisation de la communauté alaouite indispensable à son projet hégémonique. Il relève la particularité qui caractérise ce régime à savoir sa capacité à lier une personnalisation extrême du pouvoir avec une institutionnalisation généralisée des instances de répression. Il note que l’arrivée de Bachar el-Assad au pouvoir ne va entraîner aucun changement dans la nature du pouvoir. Après un éphémère « Printemps de Damas », vite réprimé, le régime met fin dans un bain de sang à une révolte kurde, organise l’envoi de jihadistes combattre les Américains en Irak, et tente de mettre fin aux velléités indépendantistes qui commençaient à se manifester au Liban en faisant assassiner l’ancien Premier ministre, Rafic Hariri.
L’ouvrage retrace avec beaucoup de détails l’évolution du soulèvement syrien depuis les premières manifestations de mars 2011 en montrant comment la répression de plus en plus sanglante menée depuis août 2011 va entraîner dans un premier temps la militarisation de la révolution et la marginalisation progressive de la contestation civile qui avait atteint son apogée avec 939 manifestations pour la seule journée du 1er juin 2012, puis, dans un second temps, l’émergence d’un radicalisme islamiste et la constitution de groupes armés qui vont tenter de supplanter l’Armée syrienne libre (ASL).
Ce changement dans la nature du mouvement révolutionnaire va avoir pour effet une communautarisation du conflit que le régime va mettre à profit, comme l’explique très bien l’auteur, pour réaliser deux objectifs : impliquer les partis chiites proches de l’Iran dans les batailles en cours et se présenter aux yeux de la communauté internationale comme une victime du terrorisme islamique. La réaction mitigée aux bombardements à l’arme chimique du 21 août 2013 montre qu’il a en partie atteint son objectif.
Un chapitre particulièrement instructif est celui consacré aux acteurs extérieurs, les alliés du régime et les « alliés » (les guillemets sont de l’auteur) de la révolution. Il comporte notamment une analyse du rôle très actif de l’Iran tant au niveau de l’armement, de l’entrainement et du financement des forces du régime qu’au niveau de la participation aux combats directement et à travers ses alliés au Liban et en Irak. Majed cite, dans ce contexte, une déclaration particulièrement significative d’un proche de Khamenei qui qualifie la Syrie de « 35e province de l’Iran », pour souligner le fait que l’avenir du régime iranien est désormais lié à celui du régime syrien.
L’appui russe au régime syrien fait également l’objet d’une analyse détaillée qui prend en considération non seulement les motivations politiques – ce régime est le dernier allié de la Russie au Moyen-Orient – mais aussi les motivations religieuses liées à la position de l’Église orthodoxe de Russie.
Concernant les alliés de la révolution, il parle de l’appui hésitant de la Turquie, de la rivalité entre l’Arabie Saoudite et le Qatar, de l’absence de motivation occidentale, puis s’emploie à démonter les arguments mis en avant pour justifier le fait de ne rien faire pour arrêter le massacre en cours.
La lecture du livre de Ziad Majed donne à réfléchir : 130 000 morts (dont 11 000 enfants), 8 millions de personnes déplacées, des villes détruites et une impuissance généralisée à mettre un terme à ce crime contre l’humanité, le premier en ce début de siècle. Et pour couronner le tout, un débat sordide sur le choix à faire entre deux barbaries, la barbarie du régime et celle des jihadistes, avec le danger, comme le note l’intellectuel syrien, Farouk Mardam Bey, de se retrouver, faute d’avoir agi, devant assumer le prix des deux barbaries à la fois.
Je pense que la lecture de cet ouvrage est indispensable pour qui veut comprendre les enjeux véritables de ce conflit qui a d’ores et déjà largement débordé les frontières de la Syrie et représente un défi de nature existentielle aussi bien pour le Liban que pour l’Irak.
Article publié dans l'Orient Littéraire, numéro de février 2014.