Le livre s’articule autour de trois axes. Le premier dresse
un portrait de Kassir à «l’identité plurielle», libanaise,
palestinienne, syrienne et française, passionné de la vie, de l’esthétisme et
des arts, défiant les tabous politiques comme culturels et bravant la censure
et la peur jusqu’à son dernier souffle.
Le second axe présente son «Œuvre». Celle
illustrée par ses livres autour de la guerre du Liban, l’histoire de Beyrouth
et le «malheur arabe», mais aussi par sa production journalistique
dans le quotidien Annahar, et son expérience assez singulière dans le mensuel
francophone «L’Orient Express» qu’il a fondé. Singulière car dans
ce dernier, il se révéla surtout comme «l’arabe de gauche qui écrivait en
français», à l’opposé d’une certaine tradition francophone libanaise,
connotée plus à droite et plus «libaniste».
Dans le troisième axe, Ricour-Brasseur développe la vision
politique de Samir. Cette dernière s’est affinée dans la deuxième moitié des
années 1990, à son retour de Paris pour enseigner à l’université Saint-Joseph
et écrire dans les colonnes d’Annahar. Ces années ont plus largement vu murir
au sein de la gauche libanaise un discours critique sur la reconstruction dans
l’après-guerre et les politiques économiques du Haririsme, sur l’hégémonie
syrienne et surtout sur les pratiques des services de renseignement, que Samir
avait fait sien. Ce qui lui a valu de nombreuses intimidations (surveillance et
confiscation de son passeport par la «sûreté générale») et menaces.
Il a dans la même période contribué au «Forum Démocratique» né en
2001 (après la fin de l’occupation israélienne du sud Liban), avant de
co-fonder le «Mouvement de la Gauche Démocratique».
La suite en 2005 est connue: de l’assassinat de Rafic
Hariri au soulèvement de l’indépendance contre le régime syrien et ses alliés
libanais, de l’espoir naissant, cette «victoire de courte durée»
comme la qualifie à juste titre Ricour-Brasseur, aux élections parlementaires
qui ont signé des compromis entre les ténors de la classe politique (des deux
camps rivaux) et le maintien des équilibres confessionnels. Les possibilités de
réformes politiques, économiques et sociales ont aussitôt avorté, quelques
semaines seulement avant l'inhumation de Samir, tué dans l’explosion de sa
voiture à Achrafieh.
Depuis, le Liban a connu une série de bouleversements politiques,
de crises, de guerres, d’assassinats et de retournements d’alliances. Il a aussi
vu naitre des campagnes citoyennes réclamant des réformes, des mobilisations
contre la corruption et les violations des droits humains. Et pendant que la
société évoluait, qu’une nouvelle génération élaborait sa propre culture
politique, rythmée par les révolutions et les contre-révolutions arabes, la même
classe dirigeante et ses «élites» politico-financières stagnaient et
tentaient par tous les moyens de préserver un statuquo protégeant leurs
privilèges et biens (souvent mal acquis) ainsi que leur impunité.
Tous, ça veut dire tous !
En octobre 2019, à la surprise générale, un grand
soulèvement populaire a éclaté dans le pays. Les scènes de rassemblements rappelant
celles de mars 2005 ont, des semaines durant, eu lieu. Mais elles contestent
cette fois tout un système, un modèle de gouvernance oligarchique,
confessionnel, corrompu, raciste et patriarcal, qui n’a pas été touché en 2005.
Dans les rues comme sur les réseaux sociaux (absents par le passé), à Beyrouth
comme dans le nord, la montagne, le sud et la Beqaa, des valeurs basées sur la
liberté, la justice sociale, l’égalité entre hommes et femmes, l’indépendance
du système judiciaire et le dépassement du confessionalisme sont quotidiennement
défendues.
«Le printemps de Beyrouth» va-t-il enfin avoir lieu,
en 2020 ?
La réponse réside dans la capacité du soulèvement révolutionnaire
actuel à résister à la contre-révolution en cours, à la répression et à la
violence qu’exercent les forces de l’ordre et les banques, et au nouveau
gouvernement formé par Hezbollah et ses alliés. Elle réside également dans la
possibilité de sauver le pays de la faillite financière et d’opérer un changement
irréversible dans les clivages, les mentalités et la conscience politique.
Il n’y aura probablement ni victoire décisive ni défaite
inévitable. C’est toute fois un processus lent, long et risqué qu’il faudra patiemment
accompagner et soutenir jusqu’à ce que s’esquissent des perspectives viables
pour tous ceux et celles qui aspirent à vivre dignement dans la société
libanaise. Celle que Samir et bien d’autres auraient aimer voir.
Ziad Majed
Article publié dans L'Orient Littéraire