Dans
son ouvrage «Gens de Damas», paru en France le mois dernier chez Al
Manar, l’écrivaine et traductrice Nathalie Bontemps nous livre des récits sur
la vie de nombreuses personnes dont elle a croisé la route en Syrie entre 2003
et 2011.
Organisés
en sept chapitres, ces récits restent jusqu’au déclenchement de la révolution, très
ancrés dans l’espace, les lieux où évoluent les vies des personnes et se
constituent leurs liens et leurs projets. A partir du printemps 2011, c’est le
temps de l’action, le présent, le moment révolutionnaire qui se substitue à l’espace
et ses lieux, et tisse les nouveaux rapports humains, les nouveaux récits.
Et
en 2013, lorsque cesse l’écriture, les destins éparpillés des gens rencontrés laissent
imaginer pour certains des devenirs différents à l’intérieur de leur pays, pour
d’autres des exils, un silence ou même une «disparition».
Des
gens et des lieux
Les
six premiers chapitres de l’ouvrage sont dédiés à l’espace. Ils retracent des
bouts de vies dans six quartiers différents de l’agglomération damascène. On retrouve
au début Jaramana (où vivait Farah), un ancien village de la Ghouta, devenant
un quartier rattaché par l’autoroute de l’aéroport à la capitale. Dans son
expansion et ses nouveaux immeubles se mêlent classe moyenne urbaine, gens
originaires de Soueida (dans la montagne druze) et puis réfugiés irakiens.
On
retrouve aussi le camp Yarmouk des réfugiés palestiniens, la «Galilée déménagée»,
où résidait celle que Bontemps appelle «la femme engagée».
On
passe ensuite aux quartiers Rukn el-Dine (construit par les kurdes qui avaient
quitté la Jezireh pour Damas) et son voisin Mouhajirine sur le mont Qassioun.
C’est là où vivaient Nadim, Amal et Safiya.
Puis
c’est le tour à la banlieue de Sayyida Zeinab et son mausolée chiite où défilaient
les pèlerins iraniens et les visiteurs (et réfugiés) irakiens. Enfin, c’est l’ancienne
cité « à l’intérieur des remparts », ses églises et sa mosquée Umayyade,
ses restaurants et leur musique libanaise des jeudis soir qui sont évoqués.
Bontemps
traverse ainsi des lieux urbains où les habitants «portent la mémoire d’autres
lieux». Certains se projetaient déjà ailleurs, d’autres restaient cloisonnés
dans leurs ruelles et paysages quotidiens.
La
révolution et le temps
Vint
la révolution en mars 2011. Le temps surgit et devient acteur.
L’immobilisme
qui semblait condamner le pays «est brusquement fissuré». L’esprit
révolutionnaire entraîna «un grand décloisonnement de la société, non seulement
à l’échelle de la ville mais aussi à celle du pays».
Le
vendredi matin devient le moment qui rythme la vie. L’instant où se mélangent
angoisse et rêves, à l’attente des manifestations de midi et du défi de la peur.
Il fait découvrir aux «gens de Damas» d’autres lieux et fait découvrir aux
syriens leur pays.
Avec
ces «vendredis matins», le présent s’est ouvert brusquement, et «la valeur de
l’instant s’est mise à monter», dit Bontemps.
Le
mouvement des gens dans l’espace, et leur rapport avec ce dernier changent. Homs,
Hama, Deraa, Deir Ezzour, Amouda, Kefranbel apparaissent plus proches, plus
accessibles malgré tous les barrages et les chabihas.
Les
manifestations, la solidarité et les déchirures, les images, puis les
accrochages et les bombardements deviennent les nouveaux traits de la vie.
Les
lieux changent, certains se transforment, d’autres sont anéantis, écrasés sous
les bombes du régime.
L’écriture
en tant que vie
Cesse
le récit en 2013, au moment où la violence qui s’abat sur les syriens s’acharne
et devient chaque jour plus terrible.
Les
destins des «Gens de Damas», Farah ou la femme engagée, Hind, Safeya ou le
rouquin, Nadim, Najla ou Wissal, le poète sans papier, Amal ou Ustaz Nassim, s’entremêlent
puis se séparent. Trois ans après, il est difficile aujourd’hui d’imaginer
leurs sorts, leurs «nouvelles» vies. C’est comme s’ils n’avaient existé que grâce
à l’écriture de Nathalie Bontemps. Comme si leur survie ne dépendait que de ses
récits et des mutations du temps et de l’espace qu’elle restituait.
«Gens
de Damas» est un éloge à des personnes «ordinaires», à des visages et des voix,
des amitiés et des aspirations. Il est aussi un hommage tendre à des lieux et à
des passants. Il donne à des syriens et syriennes une «visibilité», un
humanisme et une générosité si longtemps occultés. C’est le témoignage poignant
et merveilleux d’une mémoire individuelle et collective fragmentée.
Ziad Majed