Entretien dans Le Soir pour le troisième anniversaire de la révolution syrienne. Propos recueillis par Baudouin Loos.
Z.M.: "Le silence face aux crimes contre l’humanité est un échec moral grave qui ne peut rester sans conséquences. Il y a des photos exfiltrés récemment des geôles du régime syrien qui nous rappellent les camps de concentration. Malgré cela, les réactions restent timides, et les tribunaux incapables d’agir."
Comment expliquer l'effrayant
niveau de sauvagerie dans lequel ce conflit est tombé? Des civils
bombardés, affamés, des rebelles torturés à mort; et chez les djihadistes des
exactions innommables?
Ziad Majed: Il y a deux facteurs qui
expliquent cette sauvagerie. Le premier est la barbarie du régime Assad que les
syriens ont déjà vécue à Hama en février 1982 quand l’armée avait massacré plus
de 20.000 personnes en 3 semaines. Des milliers d’autres sont depuis portés
disparus. Ce régime a continué à développer ses techniques et outils de
violence physique comme symbolique pour maintenir son contrôle de la société. Nous
assistons depuis trois ans à des meurtres et à des pratiques systématiques de
torture et d’exécutions à échelle industrielle comme en témoignent les rapports
des organisations de droits de l’Homme. Cette barbarie est le reflet d’une
conception assadienne du pouvoir relevant du moyen-âge : La Syrie et les
syriens sont depuis 1970 (année de prise du pouvoir par Hafez Al-Assad) une
propriété privée sur laquelle tout est permis pour la garder sous
contrôle.
Le deuxième facteur est le silence
de la communauté internationale ou son impuissance et son manque de fermeté.
Ceci a conforté Assad dans l’impunité car il se sent protégé voire encouragé à aller
plus loin dans son entreprise d’écrasement et de soumission de la société.
Quant à certains rebelles, ils ont intériorisé une partie des pratiques
criminelles du régime et l’ont adoptée dans des cas de violence extrême.
Pensez-vous que ce conflit puisse
se terminer par un vainqueur? Les gains militaires ces derniers mois semblent
plutôt en faveur du régime, mais a-t-il les moyens de reconquérir tout le pays
puis de le contrôler?
ZM: Je pense que seule une solution
politique pourra mettre fin à ce conflit. Or cette solution n’a aucune chance
de voir le jour tant qu’Assad est au pouvoir. La condition préalable pour toute
solution est le départ du dictateur syrien, qui jusqu’à présent et après 44 ans
du règne de sa famille n’est pas prêt à lâcher son pouvoir absolu (malgré les
130.000 morts, les millions de blessés, de détenus et de déplacés depuis mars
2011). D’où la nécessité de modifier le rapport de force sur le terrain pour qu’il
comprenne, de même que ses sponsors russes et iraniens, qu’il n’a aucune chance
de rester.
S’il est vrai que les forces du
régime progressent depuis quelques mois sur les fronts autour de la capitale et
autour de la ville de Homs, il est tout aussi vrai que ce progrès reste très
temporaire et lié à un manque cruel d’armement chez les opposants. Par
ailleurs, la reprise en main par le régime des régions qu’il a perdues (plus de
50% du territoire) est impossible.
ZM: Certainement. Il faut dire que le
régime dispose, depuis la militarisation de la révolution après six mois de
manifestations pacifiques réprimées dans le sang (de mars à aout 2011), d’une
terrifiante puissance de feu, d’une aviation jamais inquiétée par les révolutionnaires
n’ayant jamais reçu des missiles anti-air, et qui joue donc un rôle décisif dans
les opérations militaires comme dans les bombardements des villages ou des quartiers
urbains contrôlés par l’opposition. Il possède également les chars et les
blindés et des énormes munitions et stocks livrés par les Russes. Les opposants
de leur côté n’ont que des armes légères et moyennes livrés à travers les
frontières turques et jordaniennes par les pays du golfe (Arabie et Qatar
surtout), ou prises aux barrages et casernes de l’armée du régime attaqués…
Les Russes, les Iraniens et le
Hezbollah semblent en effet être extrêmement motivés dans leur soutien à
Damas...
ZM: Tout à fait. Les Russes sont fermes
dans leur soutien jusqu’ à présent, que ça soit au niveau du conseil de
sécurité ou au niveau de l’envoi de tonnes d’armes et de munitions. La Syrie
d’Assad est leur dernier allié dans la région. Les iraniens sont déterminés de
leur côté à défendre le régime, l’un des piliers de leur politique régionale. Non
seulement ils envoient de l’argent et de l’équipement militaire, mais en plus
ils ont des officiers de « la brigade al-quds » qui dirigent des centres
d’opérations et commandent plusieurs fronts. Ils ont également entrainé 30
mille jeunes alaouites qui constituent aujourd’hui une force paramilitaire
loyale au régime « l’armée de défense nationale ». Plus important
encore, Téhéran a dépêché ses alliés libanais et iraquiens (Hezbollah et la
brigade Aboul Fadl al-Abbas) pour renforcer les rangs de l’armée d’Assad,
notamment dans les régions de Damas et de Quosseir, non loin de Homs. C’est
l’arrivée de milliers de ces combattants qui a fait la différence sur les
fronts de ces deux localités.
ZM: La dérive au sein de l'opposition
armée en faveur des djihadistes était-elle inéluctable ?
Il faut bien distinguer les
islamistes syriens qui se battent dans les rangs de l’opposition des
djihadistes, notamment ceux venus de l’extérieur. Les islamistes syriens
(frères musulmans, de tendances salafistes ou indépendants) combattent pour la
chute du régime dans une perspective nationale et avec des agendas divergents mais
toujours concernés par la gouvernance en Syrie même.
Les djihadistes quant à eux, ils sont
loin des considérations politiques nationales. Ils profitent de la situation
pour s’infiltrer dans le pays, et poursuivre leur « expérience
iraquienne ». Leur premier ennemi est la société syrienne elle-même qu’ils
prétendent vouloir ré-islamiser. Les personnes qu’ils enlèvent ou assassinent
sont souvent des opposants syriens de longue date au régime, et ils combattent les
brigades nationalistes et islamistes de l’opposition (plus de 1500 personnes
ont trouvé la mort entre janvier et février dans ces combats-là). La présence
de ces djihadistes est ainsi extrêmement utile pour Assad, tant pour sa
propagande que pour les développements sur le terrain. Donc contrairement à ce
qui est dit, l’équation aujourd’hui en Syrie n’est pas soit Assad soit les
djihadistes, elle est plutôt soit la chute d’Assad qui mènera à la chute des
djihadistes soit Assad et les djihadistes en même temps.
Il faut savoir par ailleurs que
statistiquement les djihadistes étrangers sont moins
nombreux que les milices chiites libanaises et iraquiennes alliées au régime syrien.
ZM: Comment jugez-vous l'attitude des
Européens, des Américains et des Arabes dans ce conflit?
Malheureusement l’attitude manque de
volonté politique de faire tout ce qui est nécessaire afin d’arrêter le
calvaire syrien. Ceci reflète d’une part un échec du système politique international
par rapport à la gestion et à la résolution des conflits. D’autre part, le
silence face aux crimes contre l’humanité est un échec moral grave qui ne peut
rester sans conséquences. Il y a des photos exfiltrés récemment des geôles du
régime syrien qui nous rappellent les camps de concentration. Malgré cela, les
réactions restent timides, et les tribunaux incapables d’agir. L’épisode du
massacre chimique en été, puis le compromis selon lequel Assad désarme
chimiquement et échappe ainsi à toute punition (oubliant les 1400 victimes
gazées) est un exemple édifiant de l’injustice infligé à la Syrie.
Ziad
Majed est politologue, professeur des études du moyen orient à l’Université
américaine de Paris. Il est l’auteur de « Syrie, la révolution
orpheline », Actes Sud, avril 2014.