Rien ne saurait réparer cette perte. Nulle
consolation ne saurait effacer l’abîme laissé par tant d’expériences,
d’accomplissements, de lectures, de joies et de veillées, tout ce qu’un
écrivain, un professeur, un militant politique aurait pu encore offrir et vivre
durant vingt années, si le destin ne l’avait pas arraché à la vie, victime d’un
attentat criminel à l’âge de quarante-cinq ans. Avec lui, ce sont des projets
inachevés et des rêves sans fin, ni contentement d'un présent, qui se sont
éteints.
Et rien ne comble le manque — le manque d’une voix, d’un sourire, d’une idée surgissant au cours d’une conversation, d’une malice échangée, d’un éclat d’esprit ou d’une fulgurance intellectuelle. Rien ne saurait remplacer cette pointe d'orgueil et de vanité assumée qui accompagnait Samir dans les réunions comme dans les soirées, et qui rendait toute neutralité impossible à son égard.
Se souvenir de lui, vingt ans après le fracas
de l’explosion qui pulvérisa une Alfa Romeo dans les rues de Beyrouth, c’est
aussi raviver la mémoire d’un parcours interrompu — celui d’un camarade, d’un
ami, d’un frère, engagé dans une aventure politique elle-même inachevée au
Liban. Sa mort a sans doute été l’une des causes de cet inachèvement.
Par son intelligence, sa lucidité et son art de
se tenir en équilibre sur des lignes de fracture qu’il avait choisies lui-même,
Samir parvenait à faire de ses appartenances plurielles les fondations d’une
identité ample et ouverte. Il s’était inventé un chemin singulier qu’il n’a
jamais trahi. Il demeurait fidèle à lui-même au sein des groupes qu’il
fréquentait, sans jamais se diluer ni taire ses convictions.
De Achrafieh, où il a grandi et vécu les
premières années de la guerre en soutenant le camp opposé à celui de son
entourage — sans jamais rompre le lien social avec ce dernier —, à Paris, où il
a découvert le monde arabe à travers ses intellectuels en exil, s’y est lié
profondément tout en gardant vive l’envie de rentrer au Liban, en passant par
son engagement politique à gauche. qui n'étouffait jamais sa liberté
individuelle et ses "goûts", à ses chroniques dans un journal dont il
ne partageait pas toutes les orientations, à son usage du français qu’il
détourna brillamment dans L’Orient-Express pour en faire une langue de
dissidence, à rebours du francophonisme (de droite) dominant à Beyrouth — Samir
évoluait entre calme et tumulte. Il était à la fois Libanais, Palestinien,
Syrien, mais aussi Français, Égyptien, avec une affection particulière pour
l’Italie, nourrie d’histoire, de politique et de passion pour son football. Il
aimait le cinéma et rêvait d’écrire des romans policiers — projet hélas interrompu
par son assassinat, le 2 juin.
Entre 2000 et 2005, il se consacra à ce qu’il considérait comme la cause des causes: la Syrie. Son engagement puisait à plusieurs sources: une source libanaise, d’abord — la domination du régime syrien sur le Liban et les crimes perpétrés à son encontre; une source syrienne ensuite — la férocité du régime contre son propre peuple, et les amitiés syriennes de Samir, profondes et transformatrices; une source enfin palestinienne, qu’on a parfois qualifiée d’«arafatisme», tant son affection pour Yasser Arafat était vive, ainsi que la défiance de ce dernier envers le régime Assad et à sa politique criminelle envers les Palestiniens.
Ainsi, Samir consacra ses dernières années à
écrire sur la question syrienne, s’y engageant pleinement, au prix de ruptures
avec certains de ses amis. Il exprima même sa déception envers des
intellectuels syriens proches, dans une lettre adressée à Farouk
Mardam Bey — qui fut pour lui comme un grand frère — leur reprochant de
n’avoir pas évoqué le Liban dans leurs appels au changement. Et nul doute que
le Mouvement de la gauche démocratique, que nous avons cofondé, fut une
tentative de bâtir un pont entre la Syrie et le Liban — pont que l’attentat
contre Samir a cherché à détruire, à rendre infranchissable.
Mais les assassins ne dictent pas toujours
l’histoire, même lorsqu’ils en détiennent un moment les clés. Notre lutte s’est
poursuivie après sa mort. La révolution syrienne, déclenchée en 2011, en dépit
de ses transformations et de la diversité de ses acteurs, a fini par renverser
les criminels, même si le coup de grâce ne fut pas porté par ceux que Samir —
et beaucoup d'autres au Liban et en Syrie — espéraient incarner l’alternative.
L’essentiel demeure: le régime d’Assad est
tombé, la Syrie et le Liban se sont libérés de son joug, et le chef de ce
régime, désormais recherché par la justice, se terre, incapable de fuir sa
tanière. C’est là une revanche à la fois publique et intime. Une revanche pour
Samir, vingt ans plus tard, au terme de deux décennies qui ont également vu
disparaître Gisele
Khoury — sa compagne, sa partenaire des dix dernières années, à qui l’on
doit la création d’une fondation, d’un prix, ainsi que d’une place à son nom à
Beyrouth. Et également la disparition de l’écrivain Elias
Khoury, notre camarade de toujours, compagnon de route de toutes les
batailles culturelles et politiques depuis 1994.
«Je dis que nous sommes voués à la mort. Mais
je sais que certains morts ont une longue survie. Et c’est une survie dans
laquelle je ne trouve aucune consolation, je trouve plutôt une vengeance
semblable au destin», écrivait Ahmad
Beydoun le 2 juin 2005, en hommage à Samir.
Aujourd’hui, le 2 juin 2025, je me permets
d'ajouter: j’ai enfin trouvé un peu de consolation. Et la vengeance s’appelle
désormais le destin...