lundi 26 février 2024

Le Selfie de l’extermination

De cette photographie se dégage une vision d’horreur.

Prise le 19 février 2024 par Tsafrir Abayov, elle capture un groupe de soldates israéliennes prenant un selfie devant les décombres macabres d'un quartier pulvérisé dans la bande de Gaza.

Sur sa page Instagram, le photographe n'a pas précisé le lieu exact de la prise. Mais nous savons, grâce à la présentation froide qu’il fait de cette image extraordinairement violente, qu'elle provient du nord de Gaza. Il l'a hashtaguée, utilisé la terminologie militaire israélienne, fait référence à l'identité «genrée» du personnel militaire et, bien sûr, spécifié son type d'appareil photo, la taille de l'objectif et le niveau de sensibilité.

L'absence de localisation sur cette photo, et sur une autre série tout aussi horrible qui a suivi dans l'album du même photographe, est probablement liée aux ordres de censure de l'armée israélienne. Il peut s'agir également d'un oubli ou d'une négligence de sa part. Il se peut enfin que l’étendue de la destruction de la bande de Gaza soit telle que la prise d’un selfie devant n’importe quelle ruine de ses villes et de ses camps de réfugiés ait la même connotation et la même signification: «Nous photographions et sourions pour l'objectif, tout en dévoilant ce que nous avons fait des lieux et des maisons. Il ne reste derrière nous que les fantômes de ceux qui ont disparu à la suite d'un massacre ou d'une déportation».

Une image de l’absence 

Avant d’évoquer les dix soldates présentes au premier plan, il faut dire que cette photographie témoigne surtout et avant tout de la destruction et de l'absence.

La destruction des maisons visibles en arrière-plan, de leurs meubles et miroirs, des jouets d'enfants et des secrets gardés sous les seuils de leurs portes ou les trous de leurs murs.

L'absence des gens qui ont été déplacés dans des tentes à Rafah ou tués, y compris peut-être ceux qui sont encore enterrés sous les décombres. D’ailleurs ces ruines et ce qu'elles symbolisent sont la raison principale de la décision des soldates de s'arrêter pour prendre un selfie, et celle du photographe d’immortaliser ce moment.

En d'autres termes, dans l'ordre inverse, il y a le photographe de la scène entière, les soldates qui se photographient, et puis l'arrière-plan avec les ruines servant de cadre, ou de décor à l’un et aux autres. Un décor dépouillé des personnes qui ont été éliminées par exécution ou déportation.

Il est probable que ni les soldates ni leur photographe qui nous a permis de découvrir le selfie «privé», n’avaient conscience que c'est à la destruction que nous sommes renvoyés en tant que témoins de ce photo-document, qui interroge d’emblée sur le sort des absents. Ce ne sont pas les visages des soldates, les mouvements de leur corps célébrant leur selfie, leurs efforts pour se pencher et poser dans le bon cadre, ou la main tenant le téléphone qui resteront dans notre mémoire. C’est encore moins le "talent" du photographe, sa lentille et ses filtres, l'angle qu'il a utilisé, le zoom arrière qu'il a choisi, le ton des couleurs qu'il a utilisées, et le "focus" qu'il a voulu sur les femmes soldates au centre (au premier plan).

La destruction et l'absence sont l'horizon et le présent de cette image. Les dix soldates avec leurs uniformes verts, leurs fusils, leurs casques et leurs gilets pare-balles ne font que passer, comme s’il s’agissait d’une promenade ou une excursion récréative après une énième mission à laquelle elles ou d'autres collègues ont pu participer. Une mission d’anéantissement d’autant d'habitants que possible de la zone sinistrée.

L'image et l'imaginaire de la colonisation

Au-delà de l'instant, cette image est très caractéristique de ce que sont l'occupation et la colonisation israéliennes.

Si le «selfie» avait été inventé en 1948 ou en 1967 (ou en 1982), on en aurait vu des milliers comme celui-ci, célébrant la destruction et le dépeuplement des villes et villages. Tout se passe comme si le but de la photographie dans un tel contexte, à l’instar de celui de l'occupation et de la colonisation, étaient de s'installer dans l’espace et l'occuper le plus longtemps possible. C'est comme s’il s’agissait de célébrer l'élimination physique de «l'autre» et capturer l'instant suivant pour qu'il devienne éternel. Il en est ainsi pour la colonisation qui suit l'occupation militaire. Elle perpétue l’invasion et lui donne le loisir de s’imposer dans le temps long dans cet espace ravagé, pillé et repeuplé (par les colons).

Par ailleurs, lorsque les dix « selfie-girls » qui traversent cet endroit s'exhibent fièrement en uniforme militaire pour nous montrer l’extermination de «l'ennemi», elles rivalisent de sauvagerie avec leurs compagnons d'armes masculins qui pénètrent dans les maisons gazaouies pour voler ce qui a survécu aux bombardements, aux incendies et aux bulldozers. D’ailleurs dans de nombreuses images, ils dévoilent leur butin représenté par des effets personnels précieux appartenant à des Palestiniens, assassinés ou chassés de chez eux.

Cette équivalence dans la brutalité n’a rien à voir avec «l'égalité» que peuvent promouvoir certaines féministes. Elle ne sert même pas les clichés sur les braves femmes qui s’engagent dans l’armée israélienne dont certains médias occidentaux abreuvent leur public. Il ne s'agit de rien d’autre que d’une obscène et grossière imitation du comportement masculin, violent, haineux et bas, combiné à un narcissisme exprimé par ce selfie, qui peut être qualifié de "selfie génocidaire".

Le négatif de la photographie ou la scène perdue

Pourtant, si cette photo avait été prise il y a six mois, un ou deux ans, dans ce même lieu, elle montrerait très probablement des jeunes hommes et des jeunes femmes de Gaza, étendant du linge, allant faire des courses, se rendant à l’école ou à l’université ou des vieux assis devant leurs maisons. Des habitations encore debout dans leur beauté ou leur laideur, aux couleurs changeantes selon les jours ensoleillés ou les jours de pluie qui arrose leurs façades et déborde dans les ruelles étroites et bondées.

La même image, vue de cette position, aurait pu l'été dernier, capturer des enfants tenant les cordes de cerfs-volants aux couleurs chatoyantes qui s'envolent loin au-dessus de cette terre assiégée, ou des adolescents courant après un ballon pour célébrer un but, imitant Messi, Cristiano ou Benzema, comme des millions d’adolescents dans le monde.

De telles photographies existent peut-être, mais nous ne les avons pas remarquées tant elles sont en temps normal, ordinaires ou banales.

Aujourd’hui, nous regardons une image israélienne et nous sommes témoins de la violence inouïe qui déborde de son cadre, celle qui a ravagé les foyers des disparus et leurs objets.

Nous sommes les spectateurs de ce que des soldates israéliennes ont vu et décidé d'immortaliser, ce qu'un photographe a à son tour capté et cyniquement transformé en produit pour une agence de presse.  Publiées sur son compte Instagram, ces images infames sont commentées par des passants comme lui, avant de continuer leur vie, comme nous, qui nous attendons à ce que de nouvelles photos tragiques arrivent encore et encore...

Ziad Majed